« Notre vision de Cléopâtre vient de l'histoire racontée par les Romains, qui l'ont tuée et qui la détestaient », expliquait la réalisatrice Patty Jenkins à la presse américaine en décembre dernier, s'exprimant à propos de son prochain biopic – prévu pour 2024 – sur la reine d'Égypte. « Mais, en vérité, lorsqu'on se place du point de vue de ce personnage, lorsqu'on commence vraiment à chercher ce qu'on sait d'autre à propos d'elle, on peut raconter sa vie d'une manière assez différente : on découvre une cheffe incroyable et plutôt badass. Un des grands leaders de l'Égypte. Il faudrait utiliser cette approche pour la filmer. » Avec une réalisatrice qui a déjà redonné son statut de femme puissante à Wonder Woman, on peut donc s'attendre à un péplum d'un nouveau genre, tendance « woke ». La reine d'Égypte mise en scène par une femme, et féministe de surcroît ! Une première dans l'histoire du cinéma, qui a pourtant fait de Cléopâtre une héroïne incontournable.

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Depuis la naissance du septième art et de la télévision, pas moins d'une vingtaine de films et téléfilms ont narré ses amours, rendant grâce à sa beauté et à son charme, à sa sexualité sulfureuse, s'attardant souvent bien peu sur ses succès politiques ou sa vie de dirigeante d'une grande puissance. En 1899, Georges Méliès donne vie à la première Cléopâtre de cinéma dans un court film muet où le fantôme de l'Égyptienne surgit après qu'on a brûlé son corps. La reine du Nil sera ensuite incarnée à de nombreuses reprises par des actrices cultes : la sulfureuse Theda Bara en 1917, Claudette Colbert en 1934 dans le film de Cecil B. DeMille, Vivien Leigh en 1945, Elizabeth Taylor au sommet de sa gloire à l'affiche du chef-d'œuvre de Joseph L. Mankiewicz en 1963, et plus récemment Monica Bellucci dans « Astérix » d'Alain Chabat. On la verra bientôt réapparaître dans l'adaptation des aventures du jeune Gaulois sous les traits de Marion Cotillard, dirigée par Guillaume Canet. Le personnage de Cléopâtre a donc traversé 120 ans de cinéma, et pourtant, film après film, époque après époque, il semble comme figé sur la pellicule, offrant d'infimes variations autour d'un archétype féminin décliné à l'envi, celui d'une femme fatale mue par le désir, prête à tout pour dévorer les hommes qu'elle séduit. Ensorceleuse, frivole, nymphomane, spectaculairement belle, exotique, sensuelle, calculatrice… Aucun cliché n'a été épargné à cette reine devenue un fantasme planétaire. Qu'importe la réalité historique.               

Male gaze et patriarcat 

« La Cléopâtre qui revient dans ces films est une sorte de top-modèle à la garde-robe exceptionnelle, constate l'historien Christian-Georges Schwentzel, auteur de “Cléopâtre. La déesse-reine” (éd. Payot). Elle y est la représentation de la femme orientale fantasmée par un monde occidental et masculin. » Pour François de Callataÿ, historien et auteur de « Cléopâtre, usages et mésusages de son image » (éd. Académie royale de Belgique), « le cliché de la séductrice qui fait tourner la tête des généraux romains » reste en effet celui qui l'emporte sur tous les autres. À l'écran, le ton est donné par l'actrice américaine Theda Bara, premier sex-symbol hollywoodien à qui l'on doit le personnage gothique de la vamp. En 1917, la voilà campant une reine d'Égypte sulfureuse et sombre. Coiffée d'un carré noir, les yeux lourdement cernés de khôl, elle joue à moitié nue, poitrine enserrée dans des serpents, parée de tenues évoquant les esclaves des harems. Libido castratrice, appétit sexuel insatiable, exotisme mystérieux, toutes les peurs autour de la sexualité et de la puissance féminine, ainsi que de l'étrangère, sont projetées sur ce personnage transgressif.

Ce premier opus (dont il ne reste que des photos, la pellicule ayant brûlé) est alors un immense succès réveillant l'égyptomanie d'un public autant fasciné que révulsé. Depuis Theda Bara, une légion de brunes sensuelles se sont succédé pour jouer Cléopâtre dans une débauche de costumes, imprimant dans les rétines du public les grandes lignes de ce look égyptien : chevelure de jais, robes de vestale moulantes ou transparentes, profusion de bijoux et maquillage outrancier. Mais c'est sans doute le film de Joseph L. Mankiewicz qui achève de faire de la reine une gravure de mode. Elizabeth Taylor, Cléopâtre glamourissime, y apparaît vêtue à chaque plan d'une tenue différente : 65 costumes, autant de perruques brodées d'or et de perles ont été nécessaires. Bilan : des coûts colossaux à la hauteur de ce tournage épique qui dura trois ans et employa des milliers de figurants dans des décors justement pharaoniques (la robe dorée lors de son arrivée à Rome a coûté 6 500 dollars, une fortune pour l'époque). Au-delà de la garde-robe somptueuse, les coulisses du péplum ont également nourri la machine à fantasmes : alors que sur la pellicule Cléopâtre brûle pour Marc Antoine, en backstage Elizabeth Taylor et Richard Burton, tous deux mariés, vivent une liaison violente et scandaleuse chroniquée par les tabloïds du monde entier et condamnée à l'époque par le Vatican. Enfin, telle une reine capricieuse, Elizabeth Taylor arrive en retard ou est absente 99 jours de tournage sur 122. La réalité rattraperait presque la fiction. « À Hollywood, Cléopâtre est la plupart du temps dépeinte non pas comme une cheffe d'État mais comme une diva », remarque Sophie Bramly, auteure de « Un matin, j'étais féministe » (éd. Kero). Une diva par ailleurs systématiquement hyper-sexualisée. Dès la trente-deuxième minute du film, Elizabeth Taylor est ainsi filmée nue allongée sur une table de massage. Plus tard, c'est dans son bain au lait d'ânesse qu'elle apparaît dans le plus simple appareil, sans compter un ballet de décolletés plongeants et de sandales à talons totalement anachroniques. Comparée à une « marchandise » par César dans la scène du tapis, ou à une « chose grecque » par Marc Antoine, Cléopâtre ne saurait être seulement un sujet de désir, il faut aussi en faire un objet. Reine oui, mais dans la limite de ce que le « male gaze » (le regard masculin au cinéma) tolère des personnages féminins. Même les plus puissants.                

Pour autant, la légende sulfureuse de Cléopâtre n'est pas le simple fait des réalisateurs hollywoodiens ou italiens qui lui ont donné corps. « Elle est la plus grande icône féminine de l'histoire, confirme ainsi Christian-Georges Schwentzel, on écrit et on fantasme sur elle depuis plus de 2000 ans. » Or, la reine n'a laissé que peu de traces historiques, et la plupart des récits de sa vie sont le fait d'auteurs romains ayant pris part à la propagande d'Octave, devenu l'empereur Auguste, ennemi juré de Cléopâtre et de Marc Antoine. « Dans ces textes est décrite une figure féminine odieuse, poursuit l'historien. Virgile la présente comme une étrangère abominable. On la décrit aussi comme une nymphomane, un puits sans fond. Les plus virulents la traitent de reine prostituée qui s'offrirait à ses esclaves. Tout cela raconte la haine des femmes de pouvoir dans une société romaine bien plus patriarcale que ne l'était l'Égypte, habituée à voir des femmes régner. » Mais, selon Christian-Georges Schwentzel, la haine fait peu à peu place au fantasme érotique : « Un roman anonyme au XVIIe siècle parle de son infâme libido et raconte qu'elle demande jusqu'à 100 pénétrations par jour. » Depuis le Moyen Âge, son suicide fascine également les artistes, et dans la peinture se multiplient les toiles la représentant mordue aux seins par des serpents – « alors qu'elle a été plus probablement mordue au bras », précise l'historien. À la Renaissance ou au XIXe siècle, les peintures mêlent érotisme et sadisme, aboutissant en toute logique à la Cléopâtre de Theda Bara au cinéma. « En revanche, son rôle politique et ses réformes économiques ont été effacés de l'histoire et de la plupart de ses représentations dans l'art », déplore Sophie Bramly. Un angle mort que confirme Christian-Georges Schwentzel : « Elle était mue par une grande ambition : celle de devenir la reine vassale de Rome la plus puissante d'Orient. C'était un fin stratège qui fit le pari politique d'une fusion avec Rome. Elle fut aussi à l'origine d'une réforme monétaire inédite et a développé une véritable politique culturelle. » Car, cultivée, elle l'était. Certains écrits nous apprennent qu'elle était polyglotte. « Elle a été éduquée à la cour d'Alexandrie, un phare de la culture où se croisaient poètes et scientifiques », rappelle François de Callataÿ. Elle aurait même écrit un traité de médecine. Pourtant, ce qui reste dans notre imaginaire collectif se résume à sa supposée beauté et à la taille de son nez. « Ce mythe vient d'une phrase de Blaise Pascal : “Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé”, poursuit l'historien. De sa beauté, on sait en réalité bien peu de choses. Plutarque a écrit qu'elle ne correspondait pas aux canons de son époque, et il nous reste très peu de portraits d'elle. Parmi eux, deux bustes, dont l'un a le nez cassé, et des pièces de monnaie à son effigie qui révèlent un grand nez busqué. » Loin de celui, fin et en trompette, d'Elizabeth Taylor. Quid alors de son tempérament d'amoureuse inlassablement mis en scène au cinéma ? « Il est plus crédible de penser que ses liaisons avec César et Marc Antoine furent motivées par des raisons politiques, précise Christian-Georges Schwentzel. Il s'agit en fait d'une stratégie matrimoniale et d'enfantement : elle se débrouillait pour avoir des héritiers qui pourraient régner (un enfant de César et trois de Marc Antoine). On ne reprocherait jamais à un homme ce genre de chose, alors qu'eux aussi ont, de tout temps, pratiqué des alliances conjugales à des fins politiques. » Et les sentiments, dans tout cela ? « Il est historiquement impossible de savoir ce qu'elle a réellement ressenti. »

Entre vérité historique et affabulation, l'image de Cléopâtre apparaît donc comme un kaléidoscope, ou plutôt comme une toile blanche sur laquelle il est facile de projeter nos fantasmes les plus fous. Si bien que Patty Jenkins, même avec la meilleure volonté du monde, n'échappera sans doute pas à la règle. Comment s'affranchir en effet de la puissance d'un tel mythe ? En faire une héroïne badass, n'est-ce pas lui attribuer des traits de caractère propres au féminisme contemporain ? Ceux-là auront au moins le mérite de nous offrir une fresque cinématographique si ce n'est plus fidèle, tout du moins plus moderne que le péplum de 1963, même si, pour Christian-Georges Schwentzel, la version de Mankiewicz met déjà en scène « une dirigeante politique et pas seulement une poupée sexy ». Selon lui, au fil du temps, Cléopâtre est même devenue une icône de plus en plus positive. Il cite en exemple des stars de la pop culture qui l'incarnent dans des clips, comme Katy Perry ou Rihanna. Reste que la représentation de la reine égyptienne ne cesse de faire débat. Le dernier en date ? La couleur de peau de Gal Gadot, l'actrice israélienne à l'origine du projet avec Patty Jenkins, trop blanche selon certaines voix africaines-américaines.

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© Lionel Hahn /Abaca

II s'agirait ici d'une énième entreprise de « whitewashing » (faire jouer le rôle d'un personnage noir par un acteur blanc), alors que, pour eux, Cléopâtre aurait été une métisse à la peau noire. « Une fois encore, on voit à quel point Cléopâtre est actuelle et à quel point elle peut devenir otage du débat contemporain, avance Christian-Georges Schwentzel. On sait que la dynastie des Ptoléméens, du côté de son père, était d'origine macédonienne, donc plutôt blanche, mais on ne sait rien de sa mère, qui pourrait être Cléopâtre VI ou une concubine égyptienne. Affirmer qu'elle avait la peau noire ne colle pas avec nos connaissances historiques. La réalité est sans doute qu'elle n'était ni noire, ni blanche. » Certains reprochent également à Gal Gadot ses origines juives. Une façon de plaquer le conflit israélo-palestinien sur ce personnage, selon l'historien, « alors qu'il y avait de nombreux Juifs à la cour d'Alexandrie ». Et de conclure : « On cherche une fois de plus à l'instrumentaliser. Quand comprendra-t-on que Cléopâtre n'appartient à personne ! »